En guise de préambule nous pourrions nous souvenir de la manière dont Jacqueline Lichtenstein¹ parlait des artistes qui, à partir de la Renaissance, avaient choisi de défendre la spécificité de la peinture, son irréductibilité à tout autre mode de représentation, et plus précisément au langage, et se sont servis de la comparaison avec la rhétorique qui n’est pas tant l’art de plaire que celui de convaincre.

¹ Jacqueline Lichtenstein, La couleur éloquente : rhétorique
et peinture à l’âge classique, Flammarion, 1989.

Comment parler de la peinture, qui n’ait pas été dit, qui en offre une lecture et un éclairage particuliers ? Comment décrire ce qui est donné à voir, cela a-t-il un sens ? La peinture ne détient-elle pas en elle les informations?
Les émotions sont sujettes à interprétations, mais le choc ressenti face à une œuvre est souvent du ressort de chacun, se faisant l’écho de ses propres acquis. Les mots seraient donc là pour entraîner le regardeur sur d’autres voies, le peintre quant à lui aime à manier la couleur.
Ainsi, entre la nécessaire activité de peintre et le besoin du mot parfois, l’équilibre me semble fragile. Difficile exercice d’écrire sur la peinture sans risquer de la mettre au second plan, reléguée au rang d’image, prétexte aux mots.

Cependant ce que nous donne à voir la peinture, c’est cette irréductibilité, ce qui en elle résiste, se refuse à toute tentative d’intégration dans l’univers homogène du discours.
Lors d’une toute première visite dans votre atelier je me souviens comme d’avoir été invitée à me glisser à l’intérieur d’une couleur parce que la couleur ne semblait d’emblée pouvoir être perçue comme cette part de la peinture, rétinienne, vibrante, presque tactile dont on ne peut rien dire ou dont on ne sait comment parler.

De cette vibration provenant d’une couleur, je me dis qu’aucun mot ne peut la remplacer. D’ailleurs, est-il nécessaire, possible même, de définir une couleur tout comme pour la musique, au-delà de la justesse seule la sensation qui en est retirée me semble avoir du sens.
Dans une toile monochrome, parfois, quelques éclats colorés s’invitent discrètement, et le trouble s’installe ; qu’importe, la toile existe.
Ailleurs, je m’interroge sur l’équilibre d’un bleu posé sur un dessin, de la perception qui peut en être faite, et qui semble s’écarter si loin de ma propre émotion. Peu importe, le dessin existe.

Certes, j’ai cependant besoin de revenir à cette notion de la recherche de cet équilibre. De quoi s’agit-il ? Le dessin suppose peut-être un support plus fragile (mais l’est-il vraiment ?) ou du moins un peu plus diaphane que la toile ?
La couleur est-elle un dépôt sur le support ? Comment arrive-t-elle cette couleur ? Jusqu’où peut-elle vous entraîner ou est-ce vous qui la guidez ?

L’équilibre, comme un point de rupture, de ce moment physique où tout peut être bouleversé, où la peinture semble remplir l’espace et qu’un souffle incertain ferait tout basculer.

Il y a quelques années la notion de déséquilibre alimentait une démarche figurative. Aujourd’hui je recherche dans la qualité même de la couleur, dans sa vibration, et dans sa densité le point d’aboutissement de la toile ou du dessin.

 

L’HUILE

Désormais, le papier emporte ma préférence car immédiatement disponible. Punaisé simplement au mur de l’atelier, je commence à peindre à l’huile, premières touches et premières couleurs posées au rythme et aux sensations de l’instant. Le recouvrement du support constitue une base pour imaginer ensuite un accompagnement ou une contradiction à cette proposition colorée. Apparaissent parfois, souvent, quelques éléments graphiques, fausse typographie, lacunes laissées dans un recouvrement comme des fenêtres sur les couches antérieures, participations plus ou moins lisibles de l’élaboration de la toile-papier. Arrive enfin le point d’équilibre où le geste supplémentaire enclencherait une tout autre aventure.

 

LE CRAYON

Au crayon, sur le papier, le processus est un peu différent : seul le trait peut faire monter la couleur : j’entends par là que plusieurs passages successifs sont nécessaires à l’élaboration d’un ton. Le papier reste partiellement visible et contribue effectivement à cet aspect diaphane dont nous parlons et qui rend la technique immédiatement reconnaissable et les dessins dissociables des huiles. Pourtant, la démarche est bien la même : des touches, gestes graphiques, ponctuent parfois la surface colorée, lettres improbables, griffures, coulures simulées d’un crayon justifient une fois encore la recherche de cet équilibre. J’aime maintenant à y substituer la sonorité.

Il y a dans vos descriptions, le fait d’être à l’ouvrage, de faire du « bel ouvrage » avec ce balancement constant de tenir puis de lâcher prise et vice versa, et je rebondis sur l’évocation de la sonorité là où le travail serre ou libère des creux, des interfaces qui résonnent ou qui entonnent des variations.

Aboutir sur une toile ou dans un dessin à une résonance quasi musicale, atteindre l’accord parfait ou dissonant, mais chargé d’émotion est une quête permanente dans mes peintures. Je les confronte parfois, créant des harmonies, associant les sonorités. Oui, l’idée de variations dans ma peinture me séduit assez.

De belles coïncidences à mon oreille, celles (variations) dites de Goldberg dont on dit que Jean Sébastien Bach les aurait composées pour soulager de l’insomnie son commanditaire !… mais de l’atelier à l’espace d’exposition, qu’est-ce qui se met en jeu ?

J’ai souvent joué sur cette densité due à l’accumulation dans mes expositions jusqu’à la saturation, recréant le temps d’un événement une œuvre à part entière… mais éphémère. Dans l’atelier, le temps d’une journée, j’ai regroupé trente huiles sur papiers collées au mur sur trois rangs, si proches qu’un fin réseau, sorte de quadrillage, reliait chaque peinture dans une proximité et une confrontation… Juste pour le plaisir.
L’envie de rendre la peinture parfois moins accessible encore, pour mieux y revenir, puis de laisser les regards aller à soupçonner des graphismes, des matières, des transparences, permet peut-être de mieux s’en imprégner et de laisser agir le temps.
Quitter le confort très relatif de la lecture frontale des œuvres pour une approche oblique, lorsque celles-ci ne sont plus à hauteur d’yeux, convoquant une disponibilité accrue.

Seraient-elles aussi présentes dans l’atelier que dans un espace d’exposition ?

Ce sont là deux modes de présentation bien différents. Lors d’une exposition l’accrochage contribue à la perception d’une œuvre. Les regards naviguent entre les dessins, s’arrêtent sur une huile, appréhendent souvent la globalité de l’espace occupé. Un dialogue se noue alors entre l’œil et la toile.
A l’atelier, la démarche est différente, un rituel s’installe : du placard de l’escalier je sors une boîte remplie de dizaines de dessins, pastels, huiles sur papier, selon les périodes. Puis sur la table à dessin, un à un, les papiers se dévoilent. La vision est parcellaire, une œuvre en remplaçant une autre. A cet instant, l’échange devient possible, quelques mots parfois, souvent des silences, mais les regards sont là… Et peu à peu la boîte se vide.

Usant mes pinceaux sans bouleversement ni chaos, je poursuis mon chemin et me dis qu’en cela la nouveauté pourrait-être en chaque œuvre.

mars – août 2017

 

Texte issu du catalogue de l’exposition au Musée des Beaux-Art de Caen, 2017 / 2018